Près de cinquante ans après sa création, la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) continue d’afficher son ambition de bâtir un marché commun fondé sur la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. À travers des instruments tels que le Programme de Libéralisation des Echanges (Ple) et le Tarif Extérieur Commun (Tec), l’organisation a posé les jalons d’une intégration économique régionale. Mais derrière ces avancées institutionnelles, les réalités du terrain demeurent contrastées : barrières non tarifaires, manque de diversification économique, instabilités politiques et retards dans la mise en œuvre de la monnaie unique freinent encore l’élan collectif. Entre progrès tangibles et défis structurels, une question persiste : l’intégration commerciale dans l’espace Cedeao est-elle une utopie ou une réalité ? Les éléments de réponses sont apportés ici par Rodolphe Sevi Adjaidbe. Lisez plutôt.
B.Y.F
« L’intégration commerciale dans l’espace CEDEAO : utopie ou réalité ?
Introduction
Selon Henry Ford, « se réunir est un début, rester ensemble est un progrès, travailler ensemble est la réussite. » Cette opinion qui s’inscrit dans le cadre du travail d'équipe, s'adapte parfaitement à l'intégration commerciale. Elle postule que la synergie et la coopération sont essentielles pour atteindre des objectifs communs et la réussite. Il parait important de commencer avant tout propos par fixer la notion d’intégration commerciale.
L'intégration commerciale peut être appréhendée comme un processus d'union et de collaboration entre plusieurs États ou régions pour faciliter le commerce et renforcer les liens économiques, en éliminant progressivement et totalement les barrières tarifaires et non tarifaires. L’objectif principal de l’intégration commerciale est d’une part, d'agrandir les marchés et, d’autre part, de rendre les États memebre de l’espace d’intégration commerciale plus compétitifs afin de promouvoir la stabilité économique et la coopération dans la régionale concernée.
L’intégration commerciale est un enjeu majeur pour les États africains et plus particulièrement ceux de l’Ouest qui cherchent à renforcer leur développement économique et à améliorer leur compétitivité sur la scène internationale. La Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée le 28 mai 1975 et composée de seize (16) membres mais aujourd’hui réduit à douze (12) après le départ de la Mauritanie de la communauté le 26 décembre 2000 et des trois (3) États (Burkina-Faso, Mali et Niger) ayant fondé le 16 septembre 2023 l'Alliance des États du Sahel (AES), incarne cette ambition régionale en visant à établir un marché commun permettant la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. À travers des mécanismes tels que le Programme de libéralisation des échanges (PLE) et le Tarif Extérieur Commun (TEC), la CEDEAO cherche à favoriser l’échange commercial entre ses États membres et à construire une véritable intégration économique ce qui signifie la réalisation d’intégration douanière, commerciale et monétaire.
Cependant, derrière ces avancées institutionnelles et réglementaires, plusieurs obstacles persistent, remettant en cause l’effectivité de cette intégration. Entre progrès tangibles et difficultés structurelles, il convient de s’interroger : l’intégration commerciale dans l’espace CEDEAO est-elle une utopie ou une réalité ?
Pour répondre à cette question, nous analyserons d’abord les éléments qui illustrent d’une dynamique d’intégration commerciale bien engagée (I), avant d’examiner les obstacles majeurs qui freinent encore son plein accomplissement (II).
I. Une dynamique d’intégration commerciale engagée
L’intégration commerciale au sein de la CEDEAO repose sur un cadre institutionnel et juridique ambitieux qui traduit une volonté claire des États membres de bâtir un espace économique intégré. Depuis sa création en mai 1975, puis avec la révision majeure de son traité intervenue en 1993, la CEDEAO s’est donnée pour objectifs la mise en place d’un marché commun, la libre circulation des biens, services, capitaux et personnes, ainsi que l’harmonisation des politiques économiques et commerciales. Ces ambitions se traduisent par la mise en œuvre progressive de mécanismes et instruments concrets destinés à faciliter les échanges et à renforcer la coopération régionale.
D’abord, parmi ces instruments, le Programme de libéralisation des échanges (PLE), lancé dans les années 1990, constitue une avancée importante. Ce programme vise à supprimer les droits de douane et autres restrictions sur un large éventail de produits, qu’ils soient agricoles, artisanaux ou industriels. Ce programme, en dépit de certaines atermoiements, a permis une réduction significative des obstacles tarifaires internes, favorisant ainsi une plus grande fluidité des échanges commerciaux entre les pays membres. Par ailleurs, l’adoption du Tarif Extérieur Commun (TEC) en 2015 a marqué une étape cruciale dans l’harmonisation des politiques commerciales. En unifiant les droits de douane appliqués aux importations provenant de pays tiers, c’est-à-dire non membre de l’espace CEDEAO, le TEC facilite la protection des marchés locaux tout en assurant une concurrence équitable entre opérateurs régionaux.
Ensuite, sur le plan économique, ces dispositifs ont favorisé une croissance progressive des échanges intra-régionaux. Des États comme le Nigeria, plus grande économie et démographie de la région, le Ghana, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal jouent un rôle moteur dans cette dynamique, en accroissant les échanges de produits finis, notamment dans les secteurs agroalimentaire, textile et des services. Cette progression est également soutenue par des projets d’infrastructures régionaux majeurs, notamment dans le domaine des transports. La construction et la modernisation des corridors routiers, tels que le corridor Abidjan-Accra-Lomé-Cotonou-Lagos, améliorent la connectivité entre les centres économiques, réduisant ainsi les coûts logistiques et les délais de transport. De plus, des initiatives en matière de télécommunications (une série d’actes additioonels, de directive et de règlemnts sont adoptés depuis 2010 à ce jour) d’énergie visent à renforcer l’intégration sectorielle et à créer un environnement plus propice aux affaires.
Enfin, le rôle des institutions de la CEDEAO, notamment sa Commission et la Banque d’Investissement et de Développement de la CEDEAO (BIDC), est crucial. Elles assurent la coordination, le suivi des programmes d’intégration, ainsi que le financement de projets structurants. Ces actions traduisent une dynamique d’intégration commerciale réelle, portée par des cadres institutionnels solides et une volonté politique affichée.
Nonobstant ce niveau de progrès ostensible, la région est en proie à des limites structurels et politiquees qui freine l’intégration souhaitée.
II. Une dynamique d’intégration commerciale limitée
Malgré ces avancées indéniables sus évoquées, l’intégration commerciale au sein de la CEDEAO reste inachevée et confrontée à de nombreux obstacles structurels, institutionnels et politiques. Le premier frein majeur réside dans la persistance de barrières non tarifaires qui compliquent la libre circulation des marchandises. En effet, même si les droits de douane ont été largement réduits, les opérateurs économiques doivent encore faire face à une multitude de contrôles routiers, des tracasseries administratives, des retards et une corruption sournoise et omniprésente aux frontières. Ces entraves augmentent considérablement les coûts de transaction, réduisent la compétitivité des produits et découragent les échanges commerciaux intra-régionaux. Par ailleurs, les décisions unilatérales de certains États, comme la fermeture temporaire des frontières (par exemple entre le Nigeria avec le Bénin), créent une incertitude dommageable pour les acteurs économiques et fragilisent la confiance entre partenaires.
Ensuite, les économies des États membres de la CEDEAO présentent des caractéristiques similaires, avec une forte dépendance aux matières premières et une faible diversification productive. Cette absence de complémentarité économique limite les possibilités d’échanges régionaux substantiels. La plupart des États exportent des produits agricoles ou miniers non transformés, tandis que le secteur industriel reste peu développé et peu intégré régionalement. Ce manque d’industrialisation freine l’émergence d’une chaîne de valeur régionale et empêche la création d’un véritable marché pour la production de biens manufacturés et à plus forte valeur ajoutée. En conséquence, les échanges intra-CEDEAO restent relativement faibles, représentant une faible part des échanges totaux des États membres.
Par ailleurs, la région est confrontée à des défis politiques et sécuritaires majeurs qui compliquent la mise en œuvre effective des politiques d’intégration. Plusieurs États connaissent des épisodes d’instabilité politique, des coups d’État, des crises institutionnelles ou des conflits internes qui détériorent la coopération régionale. Les menaces liées au terrorisme et à l’insécurité, notamment dans le Sahel, exacerbent ces difficultés en perturbant les routes commerciales et en mobilisant les ressources des États sur des questions de sécurité plutôt que sur l’intégration économique. Cette situation freine également la confiance mutuelle nécessaire à une coopération durable.
Enfin, la CEDEAO fait face à des retards importants dans la réalisation de la monnaie unique, l’ECO, qui aurait pu renforcer l’intégration commerciale en supprimant les coûts de transaction liés aux changes et en facilitant les échanges financiers (huit monnaies nationales circulent : le Franc CFA XOF utilisé par sept États de l'UEMOA : Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo, ainsi que l'Escudo cap-verdien, le Cedi ghanéen, le Leone sierra-léonais, le Naira nigérian, le Franc guinéen, le Dalasi gambien et le Dollar libérien). Ces retards traduisent des divergences économiques et politiques entre les États membres, ainsi qu’un manque de volonté politique pour aller jusqu’au bout de ce projet ambitieux. Ces défis institutionnels, conjugués aux disparités économiques et sécuritaires, limitent la capacité de la CEDEAO à consolider une véritable intégration commerciale.
Conclusion
L’intégration commerciale dans l’espace CEDEAO constitue un projet ambitieux qui, malgré des progrès concrets tels que l’adoption du Tarif Extérieur Commun, le Programme de Libéralisation des Échanges et l’amélioration des infrastructures régionales, reste encore loin d’être pleinement réalisée. Les obstacles persistants : barrières non tarifaires, faible diversification économique, instabilités politiques et retards institutionnels ; freinent une véritable unification du marché ouest-africain. Ainsi, si l’intégration commerciale dans la CEDEAO n’est pas une utopie, elle demeure une réalité encore partielle et fragile qui nécessite d’être renforcée.
Toutefois, la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), lancée en 2021, offre une perspective prometteuse pour dépasser ces limites. En élargissant l’espace commercial à l’échelle du continent africain et en favorisant la libre circulation des biens, services et capitaux entre 55 États africains, la ZLECAf pourrait renforcer la dynamique d’intégration régionale au sein de la CEDEAO. Cette nouvelle architecture commerciale continentale encourage la diversification économique, la création de chaînes de valeur régionales et l’attraction d’investissements étrangers, autant de leviers indispensables pour concrétiser les ambitions d’un marché intégré et compétitif.
Ainsi, l’avenir de l’intégration commerciale en Afrique de l’Ouest dépendra non seulement de la capacité de la CEDEAO à résoudre ses défis internes, mais aussi de son habileté à tirer pleinement parti des opportunités offertes par la ZLECAf, véritable tremplin vers une intégration économique africaine plus large et plus forte.»